16

Quelque chose, quelqu’un le secouait vigoureusement. On l’appelait par son nom, de très loin, et le son se rapprochait avec insistance, perçant les couches successives de fatigue dans lesquelles il s’était enveloppé.

— Steve, réveillez-vous, pour l’amour de Dieu, réveillez-vous !

Culver essaya de repousser les mains qui le tiraillaient, se refusant à sortir de son doux sommeil, mais sa conscience, peu à peu, se réveillait, émergeait, enclenchant déjà le processus de réveil. Il remua sur le lit étroit et protesta contre les coups incessants. Il était encore complètement habillé car, lorsque lui et Fairbank étaient arrivés, quelques heures plus tôt, ils s’étaient affalés sur un lit dans le dortoir des hommes, trop épuisés pour se dévêtir. Il se força à ouvrir les yeux.

Encore engourdi, Culver distinguait vaguement le visage de Kate. Il cligna plusieurs fois des yeux et le visage finalement sortit du flou.

— Steve, levez-vous immédiatement, dit-elle, et le ton pressant balaya toute trace de fatigue.

Il se dressa sur un coude, sa tête touchant presque le lit du dessus.

— Qu’y a-t-il ?

Des bruits parvenaient par la porte ouverte  – des clameurs, des cris, et un grondement hélas bien familier ; Fairbank était éveillé, également, sur le lit superposé d’en face, le regard encore dans le vague. Culver reconnut le bruit de fond avant même que Kate ne parlât.

— L’abri est envahi par les eaux !

Elle eut à peine le temps de lui faire de la place, il avait déjà les pieds dehors. L’eau froide autour de ses chevilles finit par le réveiller complètement.

— D’où diable vient-elle ? s’écria-t-il.

Il saisit ses bottes, seule chose qu’il avait pris soin d’ôter avant de s’allonger, et y mit ses pieds trempés. Fairbank en fit autant.

— Le puits ! lui dit Kate. Le puits artésien a débordé. L’eau se déverse partout.

Culver ne prit pas le temps de se demander comment cela avait pu se produire ; il se leva en même temps que Kate et sortit dans le couloir où il se mit à avancer à contre-courant.

— Attendez ! fit Kate en l’attrapant par l’épaule. Il y a pis...

Mais il avait déjà vu de ses propres yeux.

De l’eau, se déversant de la brèche, déferla vers lui dans la direction du standard ; des silhouettes se débattaient dans le torrent bouillonnant, luttant contre le courant. Il y avait cependant autre chose dans cette mélasse ; des projectiles noirs luisants qui filaient dans l’eau, telles des torpilles à la recherche de cibles.

Culver observa, presque avec fascination, un rat approcher de sa victime, grimper sur la jambe de l’infortuné en le lacérant de ses pattes griffues, la mâchoire ouverte, prête à se refermer une fois le but atteint. Le malheureux tenta de maintenir la bête à distance, mais elle avait pris trop d’élan et la victime était trop instable sur ses pieds. Culver vit le rat fourrer son nez sous le menton de l’homme. Un jet de sang gicla aussitôt. Le malheureux tomba et l’eau, tout autour, ne fut plus qu’un tourbillon écarlate.

Kate et Fairbank se trouvaient derrière Culver ; la jeune fille était agrippée au pilote et l’ingénieur, appuyé contre le chambranle de la porte, essayait de s’armer de courage.

— Comment ont-ils pu entrer ? hurla Fairbank.

— Peut-être par le puits, peut-être par les canalisations ! fit Culver.

A côté de lui, deux silhouettes, un homme aidant une femme prise de panique, se frayaient un chemin dans le couloir inondé ; dans leur sillage se profilait une forme noire.

Culver, Kate et Fairbank eurent un mouvement de recul et se retrouvèrent dans leur dortoir, tandis que d’autres rats, au pelage luisant à cause de l’eau, filaient sous leurs yeux. Ils perçurent de lointains coups de fusil.

— Je croyais que ces abris étaient censés être imprenables, dit Culver à Fairbank.

— C’est un centre de communication aussi bien qu’un abri, je suppose qu’il n’a jamais été hermétiquement fermé.

— Le niveau de l’eau monte, fit la jeune fille, tirant Culver par la manche. Il faut que nous sortions !

— Tout ira bien, lui dit Fairbank, je ne pense pas que nous serons totalement inondés.

— Préférez-vous rester ? demanda Culver, en jetant un regard furtif dans le couloir.

Le courant était encore plus fort qu’auparavant. Il se retourna pour dire quelque chose aux autres lorsque soudain les lumières s’affaiblirent.

L’espace de quelques secondes, la lumière vacilla. Ils étaient figés de peur.

— Si le générateur lâche, grommela Fairbank, nous aurons de réels problèmes. Nous n’aurons même pas d’éclairage de secours.

— Où se trouvaient Dealey et les autres quand vous les avez vus pour la dernière fois ? demanda Culver à Kate en l’attirant vers lui.

— Ils étaient retournés dans la salle d’état-major, et continuaient à régler leurs comptes.

— Bien, c’est là que nous allons aller.

— Pourquoi là-bas, putain de merde ? Maugréa Fairbank, exigeant de savoir. Essayons seulement de sortir d’ici.

— Nous avons besoin d’armes, voilà pourquoi. Sinon nous ne tiendrons pas longtemps. Nous pouvons couper par l’entrepôt puis revenir vers la salle d’état-major.

— D’accord, montrez-nous le chemin, dit Fairbank en haussant les épaules.

Il avança péniblement dans l’eau jusqu’à une armoire en métal, en haut de laquelle se trouvait une torche à grande puissance qu’il prit ; l’abri regorgeait de torches et de lampes de secours.

— On peut en avoir besoin, dit-il tout en espérant le contraire, comme les autres.

Culver eut du mal à garder l’équilibre en retournant dans le couloir. La main tendue, il essayait d’atteindre le mur éloigné tandis que l’eau, maintenant au-dessus des genoux, menaçait de le renverser. Kate s’accrochait à son autre bras et Fairbank suivait de très près, jetant constamment des regards par-dessus son épaule pour s’assurer qu’aucune créature de l’ombre ne nageait vers eux. Quelque chose lui heurta le mollet. A son grand soulagement, il s’aperçut que ce n’était qu’une chaussure. Ayant perdu son propriétaire, elle était emportée par le flot.

Des étincelles jaillirent soudain des appareils qui se trouvaient juste devant eux.

— Mon Dieu, s’exclama Fairbank, si ça lâche, nous serons tous électrocutés !

Les deux autres ne répondirent pas. Culver ne pouvait qu’espérer que quelqu’un aurait le bon sens d’éteindre tous les appareils inutiles. Il se glissa entre deux immenses casiers pleins d’appareils de télécommunications, tirant Kate à sa suite. Fairbank, toujours occupé à regarder par-dessus son épaule, aurait dépassé la porte sans la voir si Culver ne l’avait pas poussé violemment à l’intérieur. Des silhouettes détalèrent à l’autre bout de l’étroit passage où ils s’étaient réfugiés.

— On dirait qu’ils se dirigent vers la porte qui mène aux tunnels du métro ! s’écria Fairbank.

— Ça ne va pas nous faciliter la tâche, répondit Culver.

Fairbank comprit ce qu’il entendait par là. L’inondation dans le tunnel avait dû prendre de l’ampleur. Un sentiment de panique s’empara d’eux car ils se rendirent compte que c’était leur unique issue.

Culver hâta le pas, se fixant un objectif à la fois.  L’acquisition d’armes était une priorité. Des fusils leur permettraient de se défendre contre les rats, bien qu’ils s’avéreraient inutiles s’ils étaient trop nombreux. Alors peut-être trouveraient-ils un endroit élevé  – peut-être en haut des machines  – où ils seraient au-dessus du niveau de l’eau et d’où ils pourraient empêcher la vermine de grimper. Culver savait que le central avait deux autres voies d’accès, mais celles-ci avaient été obstruées par les immeubles qui s’étaient effondrés ; il ne parvenait pas à comprendre comment les architectes avaient été assez stupides pour ne pas prévoir une telle éventualité peut-être pensaient-ils que la sortie du tunnel était suffisamment protégée.

Il déboucha sur une voie plus large où, sous la pression, l’eau était devenue un torrent. De l’autre côté, à environ deux mètres du sol, se trouvait une passerelle métallique qui permettait aux ingénieurs d’accéder aux parties supérieures des appareils électroniques encastrés dans le mur. S’ils pouvaient atteindre l’échelle de la passerelle, à quelques mètres d’eux, alors l’étroite plateforme offrirait un passage aisé sur une distance assez conséquente. Culver désigna l’échelle et les autres acquiescèrent vigoureusement, sans remarquer la vermine noire qui arrivait en trombe vers le pilote.

Un rat lui bondit sur l’épaule. Un autre lui mordit le bord de sa veste de cuir ; il tomba dans l’eau, la tête la première.

Kate poussa un cri, reculant involontairement dans le courant légèrement plus calme du couloir d’où ils venaient. Culver se débattait dans un tourbillon d’écume, deux formes noires accrochées à lui.

Fairbank sauta dans la mêlée. Il brandit sa torche et assena un coup violent sur le dos de la créature qui était sur le point de lacérer le cou du pilote. Il lui sembla entendre le rat couiner de douleur, mais le bruit de fond était trop intense pour qu’il en soit certain. L’animal lâcha prise et Fairbank, maintenant à genoux, de l’eau jusqu’en haut du torse, redoubla ses coups. Le rat s’enfuit, mais revint aussitôt attaquer son assaillant.

Culver cracha de l’eau. La pression paralysante autour de son cou s’était relâchée, sans qu’il comprît pourquoi. Il se propulsa à la surface, émergeant au milieu d’un tourbillon d’écume. Au milieu des éclaboussements, cherchant à reprendre son souffle, il essayait de retrouver l’équilibre, mais autre chose le gênait, quelque chose qui le tirait par la veste, avec ses griffes acérées. Presque sans réfléchir, il sortit son bras de son blouson de cuir, se tourna et s’en servit pour étouffer le rat qui se débattait. Il s’enfonça, l’eau s’engouffrant sur son dos et ses épaules ; de toutes ses forces, il maintint la créature aux griffes mortelles sous l’eau.

Culver, médusé par la force de la bête, essayait de la saisir par les épaules. Le rat tordait sa tête dans tous les sens sous l’eau, s’efforçait de le mordre de ses dents affûtées comme des lames de rasoir. Fort heureusement, son blouson de cuir lui servait de bouclier. Mais il avait du mal à maintenir sa prise ; le rat lui glissait entre les mains. Respirant un grand coup, Culver plongea, couvrant l’animal entièrement de son corps, faisant appel à toute sa force, luttant à la fois contre ses deux ennemis, le courant et le rat. La force de la nature se joignait à celle de l’animal pour se liguer contre l’homme.

Résistant au sentiment de claustrophobie qui l’envahissait, Culver resserra son étreinte ; la bête se débattait. De grosses bulles sortaient du blouson et se transformaient en une écume effervescente avant de gicler en surface. La lutte engagée au-dessous perdit de sa force. Elle cessa en partie. Puis totalement.

Les poumons en proie à des spasmes de rejet, il se redressa, tomba à la renverse, se leva de nouveau, essayant de garder l’équilibre. Des bras vinrent à son secours. Il accepta avec reconnaissance l’aide de Kate pour se hisser. Avant d’être totalement debout, il aperçut la tête de Fairbank juste au-dessus de l’eau, appuyée contre des appareils ; il repoussait désespérément les mâchoires coupantes du rat mutant. Culver comprit que c’était lui qui avait dû le débarrasser de l’animal qui, maintenant, s’était retourné contre l’ingénieur. Culver plongea ; la fureur et la haine qu’il éprouvait pour ces créatures difformes l’emportaient sur la peur.

Prenant le rat à bras-le-corps, il le tira pour libérer Fairbank, la poitrine ensanglantée. L’ingénieur parvint à se libérer, tout en serrant la gorge du rat. Tous deux distinguaient sous l’eau ses dents tranchantes, ses yeux bridés démoniaques qui les fixaient avec une malveillance impavide qui révélait son refus d’un destin inéluctable, d’une capitulation.

Les deux hommes appuyaient de toutes leurs forces ; Culver, d’un genou, maintenait le puissant arrière-train de l’animal qui, dans ses mouvements frénétiques, formait une écume blanche en surface. Ils poussèrent lentement la tête vers le bas jusqu’à ce qu’elle touchât le fond, soulagés de ne plus contempler ces yeux furibonds et haineux. Une bouffée d’air remonta à la surface ; c’était un air fétide, une odeur diabolique seyant au monstre d’où elle s’échappait. Très vite, le monstre capitula. Plus de lutte. Plus de contorsions. Ils lâchèrent leur prise et le corps fut emporté par le courant.

Culver et Fairbank se relevèrent, à bout de souffle, frissonnants, tous deux appuyés contre les machines. Kate ne leur laissa pas de répit.

— Ça devient de plus en plus profond ! s’écria-t-elle. Il faut qu’on sorte d’ici !

Culver cligna des yeux à cause de l’eau et, se retournant, jeta un coup d’œil le long du vaste couloir, dans la direction de la salle d’état-major. Le niveau croissant de l’eau n’était pas son seul sujet d’inquiétude, car là où le couloir débouchait sur la station de remplacement, c’était le chaos total. Certains tentaient de traverser, fuyant la vermine qui les poursuivait en surface. L’un des ingénieurs tenait une sorte de mitraillette et tripotait nerveusement son mécanisme comme s’il était incapable de le comprendre, tandis qu’un rat grimpait furtivement sur des postes de télévision en vrac.

Culver lui cria de faire attention, mais l’homme ne pouvait entendre car il était trop loin et le bruit était assourdissant. Les pattes avant du rat glissèrent sur le rebord des écrans. Il s’immobilisa, tout tremblant, retenu par son énorme arrière-train, et se raidit, prêt à bondir. Puis il sauta, mâchoires béantes, visant la nuque découverte de l’ingénieur. Les mâchoires se refermèrent presque totalement tandis que les incisives lui broyaient les vertèbres cervicales.

L’homme ouvrit la bouche dans un cri qui se perdit dans le charivari général ; son dos s’arc-bouta et ses bras furent projetés vers l’extérieur. Il fit feu, mais trop tard. Les balles partirent dans tous les sens, percutant le plafond, s’incrustant dans les machines, provoquant des explosions mineures et des pluies d’étincelles. L’homme s’enfonça dans l’eau. Les coups de feu redoublèrent, atteignant des cibles plus basses, ses collègues ingénieurs et une ou deux femmes qui se trouvaient parmi eux.

Il disparut dans un bain d’écume et la mitraillette se tut. L’homme ne refit surface qu’une fois, le dos écarlate de sang, le rat toujours agrippé à lui sauvagement, avant de sombrer dans la mort. Seul le museau du rat remonta en surface, privé de sa proie par le manque d’air ; il s’éloigna, en quête de nouvelles victimes. Et elles furent nombreuses.

La lumière brusquement s’affaiblit, revint, s’affaiblit de nouveau, puis tout plongea dans l’obscurité durant de longues et terrifiantes secondes. Les appareils sophistiqués furent ébranlés par une explosion, provoquant une lumière éclatante et une fumée bleue. Tous virent la flamme vaciller et se regardèrent, sidérés.

— Cet endroit est fichu, Culver ! hurla Fairbank. Il faut absolument sortir sur-le-champ !

La lumière revint, s’affaiblit de nouveau avant de recouvrer son éclat normal. Culver vit les formes sombres sortir du couloir étroit qu’ils avaient eux-mêmes emprunté quelques minutes plus tôt.

— Sur la passerelle, vite ! s’écria-t-il, poussant Kate devant lui et se frayant un chemin à travers ce qui n’était plus qu’une eau tumultueuse.

Fairbank remarqua les rats  – trois, quatre, cinq, oh, mon Dieu, six  qui sortaient de la brèche. S’il avait levé les yeux, il en aurait aperçu bien d’autres rampant au milieu des câbles et des machines. Il se précipita vers Culver et la jeune fille, avançant à grandes enjambées dans le courant, les bras écartés pour garder l’équilibre.

Kate parvint à l’échelle métallique qui menait à la passerelle et Culver, d’un geste brusque, l’incita à grimper. Il se retourna pour voir si Fairbank était avec eux et retint sa respiration lorsqu’il aperçut la meute compacte de rats fondant sur l’ingénieur.

S’accrochant à un barreau au bas de l’échelle, Culver tendit l’autre bras vers Fairbank en hurlant :

— Vite !

L’ingénieur avait dû lire l’angoisse de Culver dans ses yeux, car il commit l’erreur de tourner la tête pour regarder derrière lui. Il chancela en apercevant ses poursuivants.

Un déluge, surgissant de l’autre côté, le sauva.

Culver se rendit compte que quelqu’un, s’efforçant d’échapper à l’abri, menacé d’inondation, avait ouvert la porte qui donnait dans le tunnel, permettant ainsi à l’eau de s’engouffrer davantage. Il leur fallait maintenant lutter à contre-courant, contre un flot nouveau qui les entraînait en arrière avec une force contraire, créant de violentes turbulences.

Il parvint à saisir la main tendue de Fairbank avant que la vague ne le submergeât. Les rats furent balayés par l’écume ; ils se débattirent avant de s’écraser contre les appareils et d’être emportés, comme des épaves, le long du large couloir.

Culver tirait sur le poids mort, à tel point qu’il faillit lâcher l’échelle. Des trombes d’eau s’abattaient sur lui, lui coupant le souffle, voilant sa vision. Dans un sursaut d’énergie, il hissa l’ingénieur, qui se démenait, sous les yeux impuissants de Kate qui les observait d’en haut. Fairbank avançait vers l’échelle, nageant et pataugeant, glissant sans arrêt, mais aidé par Culver qui le retenait. Il attrapa enfin le barreau de l’échelle quand il fut à portée de sa main et tira de toutes ses forces jusqu’à ce qu’il puisse s’accrocher sans l’aide de Culver. Des touffes de cheveux avaient été arrachées ; des endroits clairsemés apparurent dans ses cheveux trempés, ainsi que de profondes rides sur son visage. Ses yeux exorbités trahissaient le choc subi et pourtant, il esquissa un demi-sourire. Il murmura quelques mots que Culver ne comprit pas et désigna du regard le haut de l’échelle.

— Vous d’abord ! hurla Culver.

Fairbank ne discuta pas. Kate, déjà sur la passerelle, l’aida à gravir les derniers barreaux. Il s’affala, à bout de souffle, tel un poisson au bout d’un hameçon.

Culver vit d’autres corps filer ; le courant était trop fort pour qu’il puisse les saisir et les hisser sur la passerelle. L’eau n’était pas encore profonde  – simplement à hauteur de poitrine  –, aussi leur restait-il une chance si toutefois ils n’étaient pas assommés par des objets rigides. Les eaux se stabiliseraient une fois que les courants inverses cesseraient de s’affronter. Mais le problème était de savoir jusqu’où les eaux envahiraient l’abri. Allait-il être complètement inondé ? Il n’avait guère envie de connaître la réponse.

Il grimpa à l’échelle et se jucha au bord de la brèche, quelques instants, pour reprendre son souffle. Jetant un coup d’œil en arrière, il vit que le flot se déversait toujours avec la même force le long du couloir. Des objets, ainsi que des cadavres, étaient emportés par le courant. Culver se redressa.

La passerelle ne permettait le passage que d’une personne à la fois, et il ne restait que la rampe extérieure, mais elle paraissait bien fragile. La passerelle grillagée vibrait sous leur poids.

Fairbank s’était déjà relevé, mais n’avait pas repris son souffle. Il dépassa Kate, s’avança sur la passerelle et prit la direction de la salle d’état-major. Culver releva quelques mèches de cheveux qui retombaient sur les yeux effrayés de la jeune fille, puis lui fit signe de suivre Fairbank. Ce qu’elle fit, la main fermement agrippée à la rampe. Culver fermait la marche ; il l’encourageait avec douceur à continuer, le regard toujours en alerte. Soudain il aperçut un animal qui rampait sur les conduites en surplomb et hurla pour prévenir Fairbank.

Le rat se laissa tomber, mais l’ingénieur était sur ses gardes. Il saisit la créature en plein vol, et, avec l’élan, la renvoya contre les instruments disposés le long du mur ; ses dents tranchantes passèrent à quelques centimètres de son visage. Fairbank repoussa violemment l’horrible animal, sa peur lui insufflant une vigueur nouvelle ; le rat fut projeté par-dessus la rampe et plongea dans l’eau en contrebas.

D’autres formes noires se profilaient le long des conduites et des câbles, et les trois survivants, trempés jusqu’aux os, ne s’attardèrent pas sur la passerelle.

Devant, ils entendirent des coups de mitraillette.

 

Le docteur Clare Reynolds venait de terminer son troisième café et sa quatrième cigarette quand l’eau se déversa dans la cantine. Elle était lasse et épuisée de ses palabres avec les ingénieurs récalcitrants, qui maintenant voulaient à tout prix quitter le refuge malgré les avertissements, consternée devant la mauvaise foi de Dealey, qui prétendait que les réserves de médicaments et de produits pharmaceutiques étaient amplement suffisantes pour faire face à toute situation, toute maladie ou épidémie qui pourrait survenir, ce qui était un mensonge flagrant ; pourtant il l’avait convaincue de passer sous silence « pour le bien de tous » le fait que ces réserves médicales étaient totalement inadaptées. Clare n’appliquait plus la règle qu’elle s’était imposée sur le rationnement des cigarettes. Au diable les restrictions ! S’ils quittaient l’abri, il y aurait du tabac à volonté et jamais assez de monde pour le fumer. Sans doute n’était-elle pas un exemple à suivre, surtout avec sa profession, mais cela ne l’avait jamais gênée dans le passé, alors pourquoi maintenant ? Le message devrait désormais être lu différemment : DANGER : AVERTISSEMENT DU GOUVERNEMENT POUR VOTRE SANTÉ : LES CIGARETTES ET LES RADIATIONS PEUVENT GRAVEMENT DÉTÉRIORER VOTRE SANTÉ. Et les bombes à hydrogène peuvent vous rayer de la carte, la maladie et la malnutrition vous donnent le temps de penser, tandis que vos forces diminuent. Elle avait écrasé la moitié de sa cigarette et en avait allumé une autre.

Les cendres, dans la petite soucoupe devant elle, semblaient être à l’image de ce qui restait. Elle les remua avec le bout incandescent de sa cigarette ; c’était immatériel, un tas de déchets radioactifs en miniature. Pulvérisés, tout comme sa propre vie.

C’était amusant de voir comme, dans certaines professions, les gens semblaient étouffer tout sentiment personnel  – un pilote de ligne était censé ne penser qu’à la vie de ses passagers en cas de crise, jamais à la sienne ; un prêtre n’était pas autorisé à ressasser ses propres problèmes, mais seulement ceux de ses paroissiens  – et la profession médicale (que certains appelaient une vocation) entraînait la même attitude. Un médecin n’était pas une machine, mais il fonctionnait à un niveau plus élevé que la normale sur le plan des sentiments. Ou plutôt il était supposé le faire. On allait jusqu’à affirmer qu’un médecin n’attrapait jamais la lèpre en traitant des lépreux, la grippe en soignant un malade qui éternue, n’avait jamais de maladie des poumons en aidant les malades atteints de tuberculose. Ils étaient censés être immunisés. Elle esquissa un petit sourire ironique en songeant à un ou deux médecins qu’elle avait connus, qui avaient succombé à de faibles attaques d’herpès.

Physiquement et mentalement, on les considérait comme une race à part. Mais...

(Combien de psychiatres avaient des dépressions nerveuses ? Beaucoup.)

(Combien de prêtres commettaient un péché mortel ? Pas mal.)

(Combien d’hommes de loi désespéraient face aux injustices du tribunal ? Oh, il y avait toujours des exceptions.)

Les gens ne parvenaient pas à se débarrasser du carcan de leur fonction, des apparences conférées par leur profession. Peu s’en souciaient, ils avaient leurs propres problèmes, raison pour laquelle ils faisaient appel à d’autres professions. Une seule personne dans l’abri s’était inquiétée des pertes personnellement subies par Clare, c’était Kate Garner. En fait, plus d’une fois, elles avaient pleuré sur l’épaule l’une de l’autre. Personne d’autre n’avait posé de question.

Elle souffla sur ses lunettes et les essuya avec un bout de tissu. Il y avait d’autres personnes dans la cantine, mais un gobelet de café vide et un cendrier à moitié plein sur une table de formica jaune étaient ses seuls compagnons. C’était là son choix. Malgré son attitude désinvolte, elle observait sciemment une attitude distante, une autorité bienveillante, seul rempart, pour elle et son entourage, contre l’effondrement. Elle jouait ce rôle à merveille, performance remarquable, quels que soient les critères, ceux d’Olivier ou de Kazan, mais des failles perçaient lentement, très lentement, sous l’emprise de ses rêves qui la faisaient sombrer insidieusement. Car ses rêves lui ramenaient Simon. Il approchait de sa manière décontractée, paisible, balayant d’un geste aérien de la main les voiles légers qui n’étaient pas vraiment matériels mais de pâles volutes de fumée, prononçait son nom avec une douceur, un amour teinté de reproches devant une si longue absence et il s’avançait vers elle ; pourtant elle ne pouvait pas aller vers lui ; seuls ses bras, ses mains tremblantes et avides étaient tendus dans un geste fébrile ; le bout de ses doigts projetait une aura que seul le procédé Kirlian pouvait capter, des faisceaux de magnétisme d’amour qui l’attiraient irrésistiblement vers elle, jusqu’à ce que seul un voile les sépare. Dans ses rêves, sa silhouette, son corps mutilé se dessinaient avec précision, ses défauts étaient accentués, les yeux vides où de petites choses grouillaient, le rictus décharné, qui n’était qu’un rictus car il n’y avait plus de lèvres pour leur conférer une expression ; elles avaient été atomisées, tout comme le reste de son corps, envolées avec le tissu nerveux, les muscles. Que restait-il ? Des os calcinés, des vêtements en lambeaux, accrochés encore à sa carcasse, un stylo à bille sortant de la poche de sa veste ; une cravate pendait, tel un nœud coulant, donnant l’impression qu’il venait d’être détaché de la potence. Et la main, la main squelettique qui, d’un geste si naturel, avait écarté un halo de vapeur atomique, se tendait vers elle, paume ouverte, pour lui prendre la sienne ; et les os cliquetaient  – s’entrechoquaient  – avec le mouvement. Le crâne, dépourvu de visage, mais encore parsemé de mèches fines d’un rouge carotte, qu’elle avait si souvent tourné en dérision, oscillait devant elle ; la bouche s’ouvrait comme en signe de bienvenue, les insectes tombaient de la mâchoire qui s’élargissait...

Les lunettes de Clare tombèrent bruyamment sur le zinc. D’autres, dans la cantine, se retournèrent, surpris, puis reprirent leur conversation en la voyant aussitôt remettre ses lunettes ; elle secoua sa cigarette dans le cendrier.

Ses yeux s’embuèrent derrière les verres ; Le fait de tirer farouchement sur sa cigarette lui permettait de garder son sang-froid. Simon, son mari, son ami de toujours, son amant éternel, était mort. Le rêve cruel ne faisait que confirmer ce qu’elle savait déjà, car au plus profond d’elle-même, ce sentiment douloureux de perte se passait de preuves. C’était de l’intuition fondée sur une présomption plutôt probante. Simon, qui était  – qui avait été  – chirurgien, qui avait sauvé des vies, donné l’espoir, ôté la malignité, était de service le jour de l’explosion des bombes, et elle savait, de manière certaine, qu’il lui aurait été impossible de s’en sortir. L’onde de choc initiale avait dû démolir entièrement l’immeuble. Repose en paix, Simon, mon amour, j’espère que la mort a été instantanée.

Lorsqu’elle s’était réveillée, en criant, de son premier cauchemar, Kate s’était trouvée là pour la soutenir, pour la bercer dans ses bras jusqu’à ce que ses tremblements aient cessé et que l’image du cadavre se soit estompée dans les ténèbres, par-delà les limbes de la raison. D’autres avaient remué dans le petit dortoir qu’elle partageait avec les quelques survivantes, mais les cauchemars et les cris nocturnes étaient courants ; elles s’étaient tournées de l’autre côté avant de se rendormir. En compagnie de Kate, elle s’était traînée jusqu’à la cantine où les lumières brûlaient en permanence (d’autres, dans l’abri, travaillaient à la lueur des veilleuses, maintenues au strict minimum durant les heures de sommeil pour économiser l’énergie) et où le café était toujours sur le feu. Elles avaient parlé pendant des heures ; Clare s’était libérée de son fantôme cette nuit-là, ignorant encore qu’il allait revenir par la suite. Elle appréciait la sympathie de Kate et sa compréhension, tout comme leur renversement de rôles qui était un stimulant nécessaire. Demain elle serait de nouveau l’impassible, l’inflexible (et même un peu cynique) docteur Reynolds ; cette nuit, elle était une femme seule, effrayée, qui avait besoin d’une épaule pour pleurer, d’une amie pour l’écouter.

Depuis combien de temps étaient-ils piégés dans ce sanctuaire stérile ? Quatre semaines ? Une éternité de minutes et de secondes, d’instants vides, d’heures remplies de tourments. Peut-être avaient-ils raison de vouloir partir. La vie dehors  – la mort elle-même  – pouvait-elle être pire que cette prison ?

Un homme, à la table voisine (elle les connaissait tous par leur nom, mais il lui était impossible de se rappeler le sien en cet instant précis), penché en avant, caressait la main d’une femme, assise en face de lui. La femme, qui autrefois travaillait à l’immense standard du central, lui adressa un sourire qui, en d’autres temps, aurait eu peu de chance de séduire un homme ; les choses étaient différentes maintenant, les critères avaient changé. Tout corps de femme était d’un prix inestimable, qu’importe s’il était ingrat, lourd ou même mûr. La situation explosive avait suscité des jalousies, des rivalités. C’était une des raisons de la mutinerie  – non, « mutinerie » était un terme trop fort, « revendication » convenait mieux ; la revendication des masses (ah, drôle de mot, vu les circonstances) sur l’autorité représentée là  – car elle avait accru la tension, poussé les hommes à bout.

Le galant effleurait de ses doigts la partie charnue du bras de la femme, d’une manière ostensiblement sensuelle ; Clare détourna la tête, non pas de dégoût ou de jalousie, mais parce que ce geste lui inspirait des pensées qu’elle tentait d’oublier. Des pensées qui concernaient sa propre sexualité.

Ses rapports avec Simon avaient été épanouissants à bien des égards, sur le plan intellectuel comme sur le plan physique. Il n’avait jamais été un amant exceptionnel, d’une certaine manière, jamais un étalon, un baiseur, mais il s’était montré aimant et chaleureux et pratiquement jamais égoïste. Leurs professions mutuelles étaient épuisantes, accaparantes (et dévorantes, d’où le manque de petits Reynolds), mais ils savaient apprécier les instants passés ensemble, des instants merveilleux, où ils s’offraient l’un à l’autre. Elle aimait faire l’amour avec lui, criais les jours, les semaines qui avaient suivi la catastrophe, elle n’avait même pas songé à ses instincts physiques, car rien ne l’avait troublée au fond d’elle-même, pas même dans la solitude de ses nuits blanches, aucun désir n’avait réveillé son corps endormi. Sauf dans les rêves. Dans les cauchemars.

Quand son défunt mari était venu la chercher, avait levé sa main squelettique pour lui prendre la sienne, son corps était calciné, certaines parties, pas encore flétries sur les os, rongées par des petites bêtes grouillantes. Il ne restait rien.

En dehors des testicules, le pénis droit et fier, qui pointait sous les haillons, était le seul organe vivant qui ne fût pas déchiqueté. La seule partie où le sang, symbole de vie, battait, palpitait.

Déroutée, moins sûre d’elle, plus vulnérable que jamais, elle chassa cette vision. Le désir latent dans tous ses rêves était resté inassouvi, et puis ce petit geste, à la table voisine, avait suffi à le réveiller. Oh, Dieu, ce n’était pas si important, oh non !

Clare savait que l’instinct de survie de l’homme faisait naître de tels sentiments, que la mort imminente suscitait le désir de procréation chez l’être vivant, mais pourquoi maintenant, pourquoi avoir attendu si longtemps ? Parce que, en fin de compte, il fallait satisfaire certains appétits sexuels et relâcher les tensions. Mais cela n’expliquait pas ses rêves indécents.

Puis elle comprit, ou du moins en eut l’impression. Le monde entier n’était plus qu’une absurdité, ce qu’elle aimait et chérissait était détruit ou défiguré. Souillé. Contaminé. Que restait-il de la race humaine qui méritât le respect ? N’avait-elle pas pointé le fusil sur elle-même avant d’appuyer sur la gâchette ? Quelle satisfaction retirer d’une œuvre d’art, réduite en cendres ? Quelle joie éprouver devant une brise fraîche, chargée de particules meurtrières ? Quelle aide pouvait apporter un autre corps froid, en décomposition ? Pourtant le désir était toujours là, inconsciemment stimulé par la destruction totale du monde. Il paraît que les couples juifs faisaient l’amour dans les wagons bondés qui les conduisaient à Auschwitz ; peut-être était-ce une façon d’essayer de tromper la mort. La noblesse romaine avait encouragé ses gladiateurs à se livrer à des actes sexuels, la nuit précédant leur combat dans l’arène ; ces voyeurs du temps jadis étaient convaincus que le sport de la veille serait aussi excitant que celui du jour suivant, tant l’ardeur des combattants serait grande. Et les films de violence sexuelle n’avaient-ils pas été la dernière mode ?

Clare secoua sa cendre une fois de plus. Il lui était même arrivé d’examiner un cadavre en ressentant, aussi incroyable que cela puisse paraître, une pulsion sexuelle.

Elle se força à sourire devant sa sensiblerie. Diable, pourquoi cherchait-elle à excuser ce regain normal de sensualité ? Elle l’avait longtemps refoulée mais même le chagrin ne pouvait l’étouffer à jamais. Il suffisait de demander à n’importe quelle veuve. Malheureusement, dans l’abri, il n’y avait aucun homme avec lequel elle avait envie de coucher. Vraiment aucun. Tout simplement parce que ce n’était pas faire l’amour qu’elle souhaitait, mais un peu de chaleur, de tendresse, de caresses.

Elle éprouva un léger trouble, mais rien d’inquiétant, lorsqu’elle se rendit compte que la seule personne en qui elle aimerait trouver cette chaleur, cet amour  – et oui, ces caresses  –, c’était Kate Garner. Tout ce que cela impliquait ne la perturba pas outre mesure, car le saphisme ne l’avait jamais tentée  – au moins n’y avait-il aucune souillure. C’est la consolation et l’affection qu’elle recherchait ; l’épanouissement physique jouait un rôle mineur, quoique authentique. Le docteur Indomptable, comme on l’avait ironiquement surnommée, avait ses faiblesses (si toutefois c’en étaient) qu’elle reconnaissait parfaitement. Elle éprouvait un désir irrépressible de réconfort  – non, encore une fois le terme était trop fort  –, elle le souhaitait simplement.

Tristement, elle se disait que cela n’arriverait jamais, ou alors partiellement. Kate lui apporterait le réconfort, mais Clare était certaine que ce ne pouvait être que sur le plan sentimental et non physique. Elle esquissa un sourire sinistre ; c’est l’holocauste, se dit-elle.

Elle éteignit sa cigarette, la brisant au niveau du filtre. Suffit, docteur Reynolds. D’autres ont besoin de tes capacités professionnelles. Il est temps de cesser de faire de l’introspection. Tu te laisseras aller plus tard et en privé à tes élucubrations. Il fallait maintenant aller s’assurer de l’état d’Alistair Bryce (oh Dieu, comme il allait souffrir, bientôt !), et il fallait administrer à un ou deux malades leur sédatif pour la nuit (peut-être en cette soirée spéciale s’accorderait-elle quelques comprimés). Fort heureusement, les badges de dosage des trois hommes qui avaient retrouvé le meilleur (quelle dérision, quel jeu de mots !) des mondes, après leur expédition, n’avaient pas enregistré le taux de radiations critique, aussi les blessures de Bryce, sinon son état, avaient-elles des chances de rester stationnaires. Si ce n’était pas le cas, elle pensait pouvoir l’aider à s’en sortir. Elle lui prescrirait son propre « cocktail Brompton », potion euphorisante, faite d’héroïne, de cocaïne et de gin. Les réserves de cocaïne étaient épuisées, mais il y avait d’autres produits de substitution. Non, si elle n’avait pas le choix, elle ne laisserait pas Bryce mourir dans d’atroces souffrances. Et dire qu’il fallait, en plus, trouver des arguments convaincants, expliquer à des individus stupides la sagesse de rester...

A cet instant, Clare entendit des cris de panique. Tout mouvement, toute conversation cessèrent aussitôt dans la cantine tandis que les rares insomniaques et ceux qui étaient encore en service (les règles de routine étaient encore observées, quoique de façon laxiste  – la plupart d’entre eux auraient dû être affectés aux systèmes de communications plutôt que faire partie de l’équipe de nuit dans le secteur des loisirs) prêtèrent l’oreille, étonnés. L’inondation s’annonça en s’engouffrant par les portes battantes.

Ce fut la confusion totale.

Les tables et les chaises furent balayées par le raz de marée, les tasses dansant sur l’eau, tels des canards en plastique flottants, prêts à être gaffés. Une vague propulsa Clare sur la table voisine qui se renversa, l’entraînant dans sa chute. Elle eut soudain du mal à respirer, sa tête heurta un objet, ce qui l’étourdit. Tout autour, d’autres objets, des bras et des jambes s’agitaient, incapables de résister au déluge, ballottés au gré de son flot tumultueux.

La première vague se propagea dans toute la cantine, alla s’écraser sur le mur opposé avant de se retourner sur elle-même, avec nettement moins de force. Certains purent se relever.

Des malheureux, qui avaient perdu connaissance sous le choc ou dont les membres avaient été arrachés, se noyèrent dans un mètre d’eau. Le niveau ne cessait de monter. Certains furent sauvés par leurs compagnons qui, les ayant repérés, les hissèrent jusqu’à un endroit sûr.

Clare Reynolds se releva en titubant ; le flot tumultueux lui arrivait à hauteur des genoux. Elle avait perdu ses lunettes et le fait de cligner des yeux pour en ôter l’eau lui permit d’y voir légèrement plus clair. Une table flottante la heurta ; elle s’appuya sur l’un de ses pieds renversés. La table n’offrait qu’une stabilité précaire, aussi la laissa-t-elle partir à la dérive.

L’eau continuait à s’engouffrer par vagues à travers les portes battantes. Il n’y avait que deux issues : à travers ces portes ou par la cuisine attenante. Si le niveau de l’eau montait à un mètre cinquante ou plus dans la cantine, tous ceux qui n’auraient pas pu s’échapper étaient pratiquement certains de périr. Elle se dirigea avec peine vers la sortie. D’autres suivirent, longeant le mur de droite pour y prendre appui, repoussant les tables et les chaises flottantes, aidant les blessés.

Les lumières s’obscurcirent et une femme  – vraisemblablement la même jeune fille du standard qui avait aguiché l’ingénieur un peu plus tôt  – poussa un cri. Tout le monde se figea, l’espace de quelques instants terrifiants. La lumière revint.

Clare poussa un soupir de soulagement et reprit sa route, maintenant adossée au mur, les jambes raides pour lutter contre la puissance du courant. Il n’y avait personne derrière la fenêtre de la cuisine qui s’étendait sur tout un pan de mur servant de comptoir self-service. Il lui était impossible de se rappeler si une partie du personnel avait été en service lorsqu’elle s’était servie un café à la machine chromée. Probablement pas, surtout à cette heure avancée de la nuit. Serait-ce plus facile de se sauver par cette issue ? L’eau envahit le couloir et s’abattit avec force contre les portes battantes de la cantine ; la porte de la cuisine était un peu en arrière et sur le côté  – la pression ne serait donc pas aussi forte. C’était sans doute la dernière chance à saisir, même si cela signifiait traverser au plus fort du courant pour parvenir au comptoir.

Elle se tourna vers celui qui se trouvait directement derrière elle et lui cria ses intentions par-dessus le vacarme. Il essuya l’eau de son visage et acquiesça. Clare compta rapidement ceux qui se trouvaient dans la cantine, plusieurs d’entre eux étaient encore empêtrés au milieu des meubles... neuf, dix, onze. Voilà. Certains flottaient, la tête dans l’eau. Ceux qui avaient survécu à l’explosion initiale semblaient ébahis et désorientés. Une pensée sarcastique annihila furtivement sa propre peur : rester à l’intérieur ou quitter l’abri, le choix ne leur appartenait plus. Le problème maintenant était de sortir.

Clare Reynolds s’écarta à grand-peine du mur, agitant frénétiquement les bras dans l’eau pour garder l’équilibre. Le courant s’engouffrait entre ses cuisses, tirant, poussant, la malmenant sans arrêt. Elle faillit glisser, mais des mains puissantes la retinrent. Clare leva les yeux vers le visage de celui à qui elle s’était adressée quelques instants plus tôt.

— Merci, Tom ! s’écria-t-elle avant d’ajouter : il faut faire suivre les autres. Je suis sûre qu’on a plus de chance en passant par la cuisine.

D’autres suivaient déjà, cependant, conscients de ce que le médecin avait en tête. Ceux qui étaient trop atteints pour raisonner logiquement étaient aidés par des compères et une chaîne humaine se forma très vite en travers de la pièce. L’eau commençait à envahir la cantine, avec un effet de tourbillon, et le groupe, maltraité par les courants, s’évertuait à éviter les objets dangereux qui se propulsaient sur eux.

Une section de la chaîne s’enfonça dans l’eau et les deux hommes, qui avaient soutenu une femme à demi consciente, furent emportés dans le tourbillon. L’un d’eux parvint à se relever, toussotant et crachotant, mais l’autre et la femme disparurent sous un capharnaüm de meubles de cuisine.

— Ne vous arrêtez pas ! hurla Clare à ceux qui se trouvaient derrière elle. Il faut sortir avant qu’il ne soit trop tard !

Cette marche titubante, centimètre par centimètre, à travers un tourbillon d’écume, sembla durer une éternité. Ils retenaient ceux qui tombaient, les empêchant d’être emportés, mais en perdaient tout de même un, puis deux, puis davantage au passage.

Enfin, arrivés à près d’un mètre du comptoir, Clare, reconnaissante, s’agrippa à la rampe luisante qui servait pour les files d’attente. Elle se hissa ; d’autres, qui se trouvaient à proximité, suivirent son exemple ; l’eau leur arrivait presque à hauteur des hanches. Jetant un coup d’œil à l’intérieur de la cuisine étincelante, elle remarqua que la porte, à l’autre extrémité, était grande ouverte. Tant pis, il serait plus facile de sortir par-là.

Celui qui se tenait juste derrière elle grimpa sur la rampe et atteignit le comptoir. Plusieurs autres en firent de même ; l’un d’eux disparut littéralement sous l’eau pour se glisser entre les rampes horizontales, et ressortit de l’autre côté, en crachant.

Clare n’avait nullement l’intention de s’immerger et marchait sur la pointe des pieds pour se glisser pardessus la rampe. Tom lui vint en aide ; elle se remit dans l’eau froide qui lui engourdit les jambes, puis avança une main tremblante vers le comptoir. Soudain elle s’arrêta. Et recula contre la rampe. Le regard fixé vers la créature noire qui courait dans tous les sens sur le zinc du comptoir.

S’arrêtant net, noire et luisante.

L’observant de ses yeux bridés démoniaques.

Le pelage mouillé, hérissé comme des aiguilles.

Les serres griffues,

Elle fut rejointe par une autre de son espèce. Puis une autre. Puis une autre.

Clare poussa un hurlement. Les lumières reprirent leur folle danse lancinante.

L'empire des rats
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